Sociologie des organisations - première époque

Publié le par paquito

L'ami de la semaine est un ami de l'humanité toute entière.

Le père Patrick Desbois arpente inlassablement les plaines et les forêts ukrainiennes depuis plusieurs années. Il a décidé de creuser le sol ukrainien et la mémoire de quelques paysans, survivants de l'occupation nazie.

A cette époque, entre l'été 1941 et le printemps 1943, les nazis se livrèrent à l'extermination d'environ un million de juifs ukrainiens, en arrière du front sur lequel allait finir par se briser du côté de Stalingrad le fer de lance de la Wehrmacht.

Cet aspect de l'Holocaute, que l'exposition qui vient de s'achever au mémorial de la Shoah à Paris dénomme "la Shoah par balles", reste un volet méconnu de l'extermination des Juifs pendant la dernière guerre.

Aussi, le travail de fourmi accompli (et encore poursuivi aujourd'hui) par le père Desbois et son équipe mérite-t-il d'être reconnu à la hauteur de la connaissance historique qu'il apporte : des dizaines de témoignages d'habitants des villages et bourgades où l'extermination fut commise inlassablement par les bourreaux, des recherches dignes d'une opération de police scientifique de grande échelle sur les centaines de sites, ravins et fosses communes comblés et dissimulés par les nazis, afin de retrouver les preuves du massacre et dénombrer les victimes.

En révélant cette nouvelle facette de la barbarie nazie, le père Desbois ne fait pas qu'apporter une charge supplémentaire à l'épais dossier des atrocités de la Shoah. A côté de l'historien, se trouve avant tout l'humaniste qui réveille la mémoire de tout un pan d'humanité, offre enfin un souvenir et une sépulture à toutes ces victimes quasiment oubliées tant les traces de leur martyr furent scrupuleusement dissumulées.

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Quelque part en Ukraine, un témoin revient sur les lieux d'un massacre et guide le père Desbois dans ses recherches

A cet égard, aussi bien sur le plan de la qualité cinématographique que de la portée morale de l'oeuvre, les 4 ou 5 heures de vidéo tournées au fil des témoignages recueillis par le père Desbois n'ont pas la valeur de 5 mn du magistral "Shoah" de Lanzmann, reconnaissons-le.


Qu'importe, le travail du père Desbois révèle tout autre chose que le travail de Lanzmann, par son matériau principal, des témoignages relatifs aux camps d'extermination et au ghetto de Varsovie, ne pouvait pas aborder.

Je m'explique.

On a amplement décrit et analysé l'organisation hiérarchique et scientifique qui fût bâtie et dirigée d'une main de fer par Himmler dans le cadre de la "Solution finale". Ce processus, enclenché à l'été 1942, finit par mettre tout un appareil policier, militaire, industriel et administratif au service du meutre de masse, parfaitement rodé et à son plein régime à Auschwitz, après les "approximations" commises par l'encadrement nazi dans l'organisation des premiers camps du génocide.*

A la question : "comment une telle barbarie a-t-elle pu être commise par des êtres humains ?" on a su répondre par :

- d'une part, le poids de la hiérarchie militaire nazie et la crainte de l'autorité que chaque niveau pouvait inspirer au niveau inférieur chez les SS. C'est l'argument moralement inacceptable, bien que fondé sur une réalité, qui a soutenu la défense minable de nombreux criminels contre l'humanité (collaborateurs vichystes inclus) : "je devais obéir aux ordres". (Pouah ! rien que de l'écrire, ça me donne envie de vomir ...)

- d'autre part, le morcellement de la responsabilité du meurtre de masse entre de multiples intervenants parfaitement coordonnés, mais n'ayant chacun isolément qu'une prise limitée sur les événements et une vision partielle du processus d'extermination. C'est l'argument tout aussi minable qui fut opposé par certains à leur accusation : "si je n'avais pas été là, quelqu'un d'autre l'aurait fait et je ne pouvais rien empêcher à moi tout seul". Ca part du fonctionnaire qui recensait les juifs sur son registre en préfecture jusqu'au SS qui versait le zyklon dans la chambre à gaz. Re-pouah !

En résumé : une tyrannie qui impose les ordres les plus fanatiques et une industrialisation du processus qui demande à chacun de jouer son "petit rôle", indispensable au résultat final, mais ressenti comme "marginal" par rapport à l'ensemble de la chaîne.

Eh bien, ou veux-je en venir ? J'y viens ...

Le travail du père Desbois met la lumière sur une organisation génocidaire tout autre chez les SS et associés (Schutzpolizei et j'en passe) auteurs de la Shoah commise en Ukraine : ce que l'on pourrait appeler une "tyrannie libérale" (appréciez l'oxymore) qui laissa à chaque intervenant une grande liberté dans les moyens de parvenir à un objectif qui lui, au demeurant, n'était pas négociable ni libre d'interprétation.

Quelques exemples de lattitudes offertes aux auteurs des massacres de Juifs en Ukraine :
- réquisition ou non de villageois pour certaines basses oeuvres
- élimination ou non des témoins et des traces des exécutions
- méthodes d'exécution non normalisées
- méthode de spoliation, de récupération et de revente variables des biens et effets des victimes
- complicité plus ou moins active de collaborateurs antisémites ukrainiens

Rien de commun donc, avec les procédures codifiées avec un extrême cynisme dans les camps d'extermination situés en Pologne.

Alors bien sur, cette facette de la culpabilité de l'Allemagne nazie dans l'Holocauste est d'un autre ordre que celle que l'on conçoit quand on se réfère à Auschwitz.
Elle met bien davantage en cause, si c'était nécessaire de le démontrer à nouveau, la responsabilité individuelle de chaque intervenant impliqué dans ce processus criminel : il n'y avait pas un "monstre dément", Hitler, et une masse d'exécutants terrorisés, "coupables à l'insu de leur plein gré", dont le seul tort aurait été d'être disciplinés et un peu trop militaristes sur les bords.

Non, il y a eu une multitude d'acteurs responsables de leurs actes, certes conditionnés par une propagande d'Etat implacable, mais ayant chacun eu le choix de d'agir avec zèle ou non à son niveau de responsabilité. Et il y a bien eu en face, un certain nombre de personnes pour aller jusqu'au bout dans le refus de l'avilissement et s'opposer à la barbarie.

"Fin de la première époque" (si je peux oser cette paraphrase).

* voir "Shoah - première époque", sur la période 1941-42, qui décrit largement le fonctionnement peu conforme aux exigences de "productivité" d'Himmler dans les camps de Chelmno, Belzec, Sobibor et Treblinka


Dans quelques jours, je vous parlerai d'une autre forme de "tyrannie libérale", moins monstrueuse et criminelle celle-là dans sa manifestation et ses conséquences humaines, bien entendu, mais terriblement insidieuse et d'actualité.
Pas de méprise et d'analogie douteuse sur le fond, entendons-nous bien, mais un  parallélisme en terme de "sociologie des organisations" qu'il sera peut-être intéressant de souligner en évoquant l'oeuvre d'un autre "ami de la semaine
".

Publié dans Le zami de la semaine

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A
Hello liebe coach, il me semble que tu as trouvé le titre en en causant avec moi et en faisant un lien avec mon récent mémoire. Je n'ai pas suggéré, c'est toi qui a lu et relié :)<br /> <br /> Pour ma seconde phrase, elle est assez floue, ich weiss. Je me référais à certains processus inconscients qui font que certains lâches finissent par victimiser les coupables pour se réconcilier avec leurs propres lâchetés. <br /> <br /> Je me réfère aussi à Cyrulnik chez qui j'ai lu qu'il fallait, pour avoir un "statut" de victime, réunir des faits réels et une reconnaissance sociale. Il relevait par ailleurs une tendance lourde de la société à ne pas reconnaître les actes les plus atroces (je crois que je tire ceci de ma lecture de "un merveilleux malheur" qui aborde le pire).<br /> <br /> J'espère que c'est plus clair même si tout un article serait utile pour mieux m'expliquer.<br /> <br /> (Et merci, mille mercis ! pour ta réponse.)
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P
merci coach,<br /> je me demande si c'est pas toi qui m'as suggéré le titre au fait ?<br /> <br /> mais je comprends pas ta deuxième phrase ... tu peux reformuler, bitte shön ?
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A
Bravo, mon ami ! Il me semble en effet essentiel de rappeler la force de la responsabilité individuelle, ici et ailleurs, avant et à présent.<br /> Et de rappeler le processus pervers de déplacement des victimes, qui deviendraient presque les bourreaux !
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