Christine et François
Dans son avant-dernier roman "Rendez-vous", Christine Angot nous racontait la relation complexe et passionnelle entre son héroïne Christine, et un acteur de théâtre génial et perturbé. Pure autobiographie ? Complète fiction ? Un mélange des deux ?
On s'en fout. La démarche artistique de Christine Angot dépasse la surface de son récit, constitué de la narration impudique des aventures amoureuses de son personnage, de ses peines de coeur et de ses états d'âme. Ne confondons pas Christine A. et Catherine M.
La part de ce qui a été vécu par l'auteur et ce qui est inventé n'a aucune importance. Ce qui compte dans un tel récit n'est pas tant le contenu du récit que sa structuration, la façon de le faire progresser. Cette approche du roman n'a rien de nouveau (jeu de mots), me direz-vous, et caratérise le genre de l'autofiction dans lequel Christine excelle.
Car Christine Angot nous pose deux questions essentielles.
La première est consubstantielle à la démarche d'autofiction : peut-on écrire sa vie ?
Non pas au sens le plus littéral, le plus grossier, celui auquel le tribunal des chroniqueurs médiocres a vite fait de réduire l'oeuvre de Christine Angot : écrire ce qu'on a vécu, a posteriori comme dans une autobiographie, puis compliquant les choses, faire croire qu'on a vécu des choses qu'on a pas vécues, voire, faire croire qu'on n'a pas vécu des choses qu'on a vécues ...
Ainsi pouvait-on entendre sombrer Jean-Gérard Slama un beau matin de septembre dernier sur France-Cu : "Si on ne commentait pas autant votre livre, en spéculant sur ce qui est vrai, est-ce que vous ne vendriez pas moins de livres ?" Le pauvre garçon ... Réponse magnifique de Christine : "Je pense que j'en vendrais plus".
Non Jean-Gérard, dans l'oeuvre de Christine Angot, "écrire sa vie" doit vouloir dire "décider de sa vie". Ainsi, l'héroïne Christine, dans "Rendez-vous", utilise le processus d'écriture pour arriver à trouver sa voie, formuler ses choix, "traduire les sentiments en actes".
Comprenez-vous Jean-Gérard ? Ecrire sa vie pour la vivre pleinement : "l'écriture fixe et précise la charge émotive". Rien de plus concret que l'écriture pour vivre sa vie, pour la diriger de façon existentialiste, éprouver sa liberté.
N'avez-vous jamais eu cette sensation que trop souvent, nos sentiments et nos émotions nous glissent entre les doigts, que nous les imaginons plus que nous les vivons réellement ?
Deuxième question, plus profonde encore à mon sens, qui n'apparaît clairement au lecteur que dans la seconde partie du roman : doit-on rêver sa vie ?
A nouveau, ambiguité : la relation entre Christine et l'acteur de théâtre ne pourrait bien n'être qu'un rêve finalement. D'ailleurs, la plus belle page de cette relation telle qu'elle est écrite dans le roman, est justement un rêve de la narratrice. Rien pourtant dans ce passage ne peut faire deviner qu'il s'agit d'un rêve dans le roman avant d'avoir entamé le chapitre suivant. Prouesse stylistique et mise en abyme géniale.
Est-ce que les plus beaux instants de nos vies ne sont pas nos rêves, en effet ? Si Christine Angot veut "rêver sa vie" au sens de jouir sans entraves dans un monde imaginaire, alors l'héroïne Christine lui permet, grâce au roman, de surmonter deux obstacles insurmontables : se souvenir de ses rêves, afin de pouvoir les écrire et en jouir à nouveau consciemment, et pouvoir les programmer pour choisir l'objet de sa jouissance, ou pour le moins, pouvoir reprendre le fil d'un rêve interrompu.
Yes he did ! Barack Obama a vu tous les Truffaut et lu tous les Angot.
Mais rêver sa vie, n'est-ce pas surtout décider de vivre ce que l'on rêve de vivre ? Refuser tout déterminisme et se considérer comme le scénariste du film de sa vie ?
Dans une de ses dernières interviews, on ne peut plus émouvante, François Truffaut affirmait qu'il n'y a probablement pas d'artiste heureux, car à son sens, une oeuvre d'art ne pouvait répondre qu'à deux motivations suscitées par l'inévitable frustration de l'existence : "représenter le monde tel qu'il est, ou bien, représenter le monde tel que l'on aurait rêvé qu'il fût."
François Truffaut se positionnait délibérément dans la seconde motivation et, de ce fait, ne pouvait se rapprocher du bonheur que lorsqu'il tournait un film. C'est pour cela qu'il ne vivait qu'à travers le cinéma, non par ambition personnelle ou aliénation au travail. Simplement, le cinéma était pour lui un souffle vital comme semble l'être l'écriture pour Christine.
Lire un roman de Christine, regarder un film de François, c'est enfin commencer à vivre sa vie, celle que l'on a choisie.